#11 - Innssiya H., s'offrir le luxe de la spontanéité
La quarantaine d’Innssiya c’est s’offrir le luxe de la spontanéité, embrasser l’irréfléchi et savoir s’entourer de gens qui croient en elle après une décennie où sa résilience a été souvent testée.
«Nous allons fêter nos quinze ans de mariage dans quelques jours.» La rencontre d’Innssiya et de T. remonte à 2005 à cette époque lointaine où les blogs étaient en vogue, les nouvelles technologies une niche et les détenteurs de Mac des geeks. C’est donc un bon bout de chemin parcouru main dans la main et au cours duquel le couple a été rejoint par N. il y a plus de neuf ans et I. il y a tout juste deux ans.
Par un hasard de circonstances - si tant est que cela existe - sa sœur jumelle est aussi mère de deux petits garçons. La vie leur aura donc donné beaucoup de choses à partager, bien au-delà de leur date de naissance. Elles ont aussi un petit frère «au moral d’acier» et entrepreneur à la ville. La famille est un socle fort pour la fratrie. Et l’enjeu, cette année, ce ne sont pas tant les quinze ans de mariage, que la quarantaine que les jumelles prévoient de célébrer ensemble.
Quitter la trentaine, c’est donc célébrer d’en être arrivée là, malgré et grâce aux épreuves. C’est quitter une décennie pendant laquelle sa résilience «aura été souvent testée». C’est célébrer le temps qui passe. Enfin. Loin des anniversaires qui sonnaient comme un ultimatum, les années où Innssiya essayait d’avoir un deuxième enfant et que ce projet-là n’aboutissait pas.
Tourner le dos à cette période où l’on «fait des enfants», pour Innssiya se fera donc dans l’apaisement. A deux reprises, elle a eu des accouchements très difficiles débouchant sur des hémorragies de la délivrance, une condition très grave qui met souvent en jeu le pronostic vital de la mère.
Et puis, en plus d’un parcours éprouvant pour accéder à cette seconde grossesse, la première année et demi de vie de I. aura été anxiogène, entrecoupée d’examens médicaux lourds. Pendant dix-huit mois donc, la famille a vécu avec beaucoup de questions sur l’avenir et un régime alimentaire très contraignant pour le petit dernier. Six mois après l’infirmation du diagnostic craint, Innssiya voit que «pas mal de choses se sont débloquées». Et ressent aussi le soulagement de revenir à des préoccupations «classiques».
Depuis plus de quinze ans, elle travaille dans un grand groupe. Elle a commencé dans «les équipes Internet» quand les correcteurs orthographiques soulignaient avec incompréhension le mot phishing. Le tout début quoi. On croit beaucoup en elle et on le lui montre. Elle s’y épanouit. Après son premier congé maternité et près d’une décennie passée dans ce coin de la (grande) maison où elle est très appréciée, Innssiya est curieuse de savoir comment elle s’en sortira en dehors du cocon. Et aussi comment ça se passe au cœur de la machine, dans un département de l’entreprise qui fait tourner le moteur et qui ne le soutient pas seulement. Et, même si elle se demande « si elle sera à la hauteur », elle saute le pas.
Un peu par hasard, elle atterrit dans le département qui gère les gros clients avec toute la sensibilité et les enjeux que cela implique. Et, là, dans la turbine, elle a la chance de tomber sur une manager qui a passé une bonne partie de sa carrière à l’étranger, et qui en a ramené une manière différente de gérer les équipes. «Elle n’a pas eu peur de me faire confiance». A un moment où Innssiya ne se sent pas entièrement légitime de cette foi en ses capacités.
Elle a la «chance d’être guidée» par des collègues bienveillants qui lui permettent d’acquérir rapidement les codes de cet univers. Et puis elle s’arme de courage et n’a pas peur de repartir de zéro. Elle essaie de «gober l’information» dès qu’elle atteint son périmètre et joue de sa sensibilité pour «capter les enjeux» de cet environnement tout nouveau. Elle a trente ans et elle comprend enfin que ses croyances d’antan étaient fausses. Il n’y a pas de «domaine pour lequel elle n’est pas câblée». Elle réalise aussi que tout ce qui touche au contact humain, à la capacité «à embarquer avec elle des équipes» est aussi important que l'exécution pure et dure.
Pour la naissance de son 2eme enfant, elle s’arrête un an. A son retour, elle ploie sous la charge de nombreuses questions sur l’avenir de la famille et sur le sien en tant que mère. Elle reprend le travail dans une équipe entièrement réorganisée. Elle est propulsée sur de la gestion de la crise. Tout est urgent, tout est critique. L’enjeu est à la fois géopolitique, business et humain. Le rythme est intense, Innssiya est clairement « hors de sa zone de confort », mais c’est un terrain de jeu qui lui plaît. Elle s’entoure et comprend rapidement qu’on n’attend pas d’elle qu’elle soit «une experte dans tous les domaines» mais qu’elle sache identifier rapidement les personnes qui peuvent l’aider et qu’elle obtienne leur soutien le moment venu.
Depuis le début de l’année, Innssiya est en charge d’une nouvelle mission, auprès de l’un des directeurs du département. «C’est une formation accélérée». Un contexte très exigeant, mais aussi pas mal de «travail de l’ombre». Le genre de responsabilités qu’on remarque uniquement quand ça ne roule pas mais que l’on prend pour acquises quand ça tourne. Elle doit déjà penser à la suite parce que ce poste est un remplacement de congé maternité. Elle ne veut pas «se laisser embarquer dans une opportunité parce que c’est bien sur le papier». A l’approche de la quarantaine, elle veut être actrice de son parcours professionnel. Et rester fidèle à ses envies et ses valeurs. Au fond, ce qui la branche vraiment c’est le défi. C’est y arriver même quand a priori, elle n’avait pas les pions pour. C’est aussi de parier sur ses forces pour briller. «Aller parler à un inconnu, ça ne me pose aucun problème.»
La trentaine a été le temps de l’installation, de la résilience éprouvée mais aussi de la découverte de ressources personnelles qu’elle ne se connaissait pas. A la veille de ses quarante ans, Innssiya a beaucoup moins «peur du regard des autres». Elle apprécie qu’à notre époque, nous ayons un accès illimité à des contenus originaux - notamment sur les réseaux sociaux. Cela l’a sensibilisée à des sujets qui comptent, comme le féminisme. Et aussi l’a armée pour briser une neutralité dans laquelle elle se sentait naturellement à l’aise.
L’arrivée de chacun de ses fils l’a façonnée. De son aîné, elle dit qu’il lui a «permis de se déployer». De grandir. De son cadet, qu’il lui a «permis de s’ancrer». Pour la décennie qui arrive, Innssiya aspire à se retrouver, elle, en dehors de son rôle de mère. Tout en restant animée par des questions qui les touchent, eux. «Est ce qu' on va réussir a faire aussi bien que nos parents ?»
Elle ressent vivement le besoin d’éviter les «plus tard». Avant, elle n’aurait jamais voyagé seule. A cause de son diabète. Aujourd’hui elle l’envisage sereinement. Avant, le consensus était la seule voie acceptable. Aujourd’hui, elle accepte que le désaccord soit parfois une issue. Avant, professionnellement, il fallait saisir les opportunités comme elle venait et prouver qu’elle pouvait y arriver. Maintenant, elle ne se contentera pas de la «voie reconnue» et veut réfléchir minutieusement aux prochaines étapes. Avant, personnellement, c’était avancer sous la contrainte des évènements de la vie sans avoir le temps pour le reste. Aujourd’hui, c’est s’offrir le luxe du spontané. Dans la mesure du raisonnable. Et de l’équilibre savamment construit à mesure des obstacles habilement surmontés.