#16 - Alexia S, les mille subtilités de la nuance
La presque quarantaine d'Alexia, c'est une réflexion multiforme sur la double culture via un podcast et des interventions en entreprise [...]
La presque quarantaine d'Alexia, c'est une réflexion multiforme sur la double culture via un podcast et des interventions en entreprise et la confrontation quotidienne à la transmission en tant que maman.
«Depuis quelques années et surtout depuis que je suis devenue maman, je me pose des questions sur ce que cela signifie d’avoir une double culture». Évoluer en «être un peu hybride». J’ai découvert Alexia grâce à son podcast, Joyeux bazar, qu’elle définit sur son site comme «le média des identités multiculturelles - complexes, plurielles, à l'intersection». Ce qu’Alexia raconte, au travers des cinquante passionnants entretiens qu’elle a menés ces trois dernières années, c’est que c’est toujours bien plus compliqué que ça. Mais, ce qui rend son podcast si différent, c’est l’extraordinaire capacité de sa créatrice à faire ressortir les mille nuances que peut revêtir une identité hybride. Au micro d’Alexia, on dit sans complexe qu’on se sent français mais pas seulement. Et on explique, que si ce pas seulement nourrit beaucoup de questionnements, ces derniers n’altèrent pas l’attachement à l’identité française. Et, qu’à bien des égards, ils l’enrichissent.
Chez Alexia, tout ça remonte à loin, au tout début, au premier départ, revisité a posteriori avec ses yeux d’adulte, un regard double, complexe, aiguisé et mûri par un attachement parfois tourmenté à ses deux pays. La France où elle est née et où elle habite à nouveau depuis ses quinze ans. Et le Cameroun où elle a emménagé à l’âge de cinq ans pour y vivre une décennie, celle de l’enfance et de la jeune adolescence. Ces années où l’on carbure à l’instant en trouvant le temps long. Aujourd’hui, en France, elle est chez elle et le Cameroun garde le charisme de son influence culturelle. Tout s’est noué au fil du temps et d’arbitrages plus ou moins conscients.
En 1984, Alexia naît donc en France où «la socialisation» est mixte. A cinq ans, elle quitte le pays. De ce départ, elle se souvient surtout de l'arrivée, «le premier choc avec la différence». D’un appartement où elle habite seule avec sa mère, elle débarque «dans une grande cour familiale où des familles cohabitent». Ça ressemble sur le papier «à aller au pays». Mais dans les faits, on y parle une langue qu’elle ne comprend pas. Et rapidement, on «pointe sa différence», en lui faisant remarquer «qu’elle a un accent français ou qu’elle ne sait pas danser». Quand Alexia repense à cette arrivée au Cameroun, avec une expérience riche des témoignages qu’elle a, entre temps, recueillis à son micro, elle la qualifie de «symboliquement forte».
Dix ans plus tard, «parce que c’était prévu comme ça» dans sa famille comme dans «beaucoup de familles d’Afrique francophone qui ont les moyens de le faire», elle vient faire son année de première en France. Elle a quinze ans et à ce moment-là, elle prend «ses distances avec le Cameroun» parce que «c’est trop compliqué de faire cohabiter les deux pays». Quelques années plus tard, elle monte sur Paris pour étudier en école de commerce. Sa mère vient l’aider à déménager depuis Toulouse. Pendant ses études, elle rencontre le futur père de ses enfants au détour d’un article écrit dans un journal étudiant. L’écriture est son premier amour et «son média naturel».
Ensuite, Alexia travaille dix ans dans deux gros cabinets de conseil en finance. Elle monte les échelons à un rythme entendu. En entreprise, Alexia reconnaît que son objectif était «de se fondre dans le moule et de ressembler aux gens autour d’elle». A vingt-neuf ans, elle accouche de son premier enfant, une petite fille. Et la vie en tant que manager prend une saveur un peu amère, une sorte de casse-tête chinois où «on te dit que tu peux partir plus tôt pour voir tes enfants mais qui fait que tu es aussi perçue différemment». Où la culpabilité s’invite quand elle quitte le bureau pour rentrer voir sa fille alors que le reste de l’équipe reste plancher sur excel. Où il faut changer sa façon de manager, être là pour son équipe, sans être là physiquement et surtout «ne pas ralentir les autres». Ce qui, souvent, signifie travailler tard quand la petite dort. Quelques années plus tard, alors qu’elle sent qu’elle atteint la fin d’un cycle au travail, elle tombe enceinte de son fils. De ce deuxième congé maternité, elle ne reviendra pas, décidée à «quitter le salariat». Une «page blanche» et un «saut dans le vide» qui lui permet aujourd’hui d’en «envisager d’autres» sereinement.
Il y a ensuite «une année charnière» en famille, au Cameroun. Sa fille a quatre ans et son fils cinq mois. Cette «parenthèse» est à la fois «un luxe» et une épreuve puisqu’elle se rend compte qu’elle a «perdu les codes». Alexia voit ses enfants s’adapter, «se fondre» alors que pour elle, «c’est souvent une prise de tête». Elle prend «de plein fouet» tout ce qu’elle ne comprend pas de la société. Il lui manque, par exemple, cette intuition pointue et culturellement constitutive qui lui permettrait de savoir «quand tutoyer et quand vouvoyer» les gens. La perte des repères parisiens lui permet aussi de saisir des opportunités «qu’elle n’aurait jamais eues sinon» comme celle de faire de la radio. Et de planter les graines pour la suite.
C’est aussi le moment où Alexia commence à se poser véritablement la question de la «double culture». Pendant cinq ans, elle travaille en tant que «plume». Le podcast est d’abord un «side project». Et, petit à petit, une fois qu’elle «dépasse le sentiment de culpabilité» qu’elle ressent «à gagner de l’argent en faisant un truc qui lui plaît», elle se lance dans «l’aventure de Joyeux Bazar telle qu’elle existe aujourd’hui». Alexia intervient en entreprise «pour parler de la différence». Des questions, «des malaises, des joies, des inquiétudes» que peuvent nourrir la multi-culture dans un environnement professionnel français. Parce qu’en France, admettre que «des gens qui ont la même nationalité ont des expériences citoyennes ou professionnelles complètement différentes du fait de la multitude de leurs références» reste un sujet épineux. L’idée même de la pluralité des vécus «heurte notre cadre universaliste».
Si les entreprises sont aujourd’hui très sensibilisées à «la diversité et à l’inclusion», les deux thèmes les plus matures sont les «sujets qui sont légiférés: l’égalité homme-femme et le handicap». Certaines touchent aussi aux problématiques LGBT. Mais, dans l’ensemble, il y a encore un «gros tabou sur la couleur de peau». Les boîtes qui font appel à Alexia sur ce sujet sont des grands groupes internationaux «qui voient que des actions sont menées à leur siège à l’étranger», des entreprises dans lesquelles il y a eu «un précédent» comme «une injure raciste ou un harcèlement discriminatoire» ou bien simplement des entreprises qui se sont réveillées avec le meurtre de Georges Floyd et qui ont mis «le sujet des origines sur leur feuille de route». Alors comment traiter d’un sujet si casse-gueule en France aujourd’hui ? «En créant des espaces où les gens sont disposés à se parler sans se juger tout de suite».
Les interventions d’Alexia prennent souvent la forme «d’ateliers et de conférences». Elle travaille aussi sur de la «création de contenus de podcasts ou de vidéo d’entreprise» dont elle encadre l’éditorial. Ce qu’elle souhaite maintenant développer, c’est un travail d’accompagnement sur les process en entreprises - «recrutement, promotion ou même prise de parole en réunion». Dans le but «de border» les équipes qui retrouvent rapidement après les sensibilisations, leurs biais inconscients et «peuvent mettre tout le monde dans le même panier».
Alexia profite «de l’année et demi» qui lui reste avant de fêter ses quarante ans. Même si dans le fond, elle ne s’émeut pas de cette transition. Aujourd’hui, elle est «très fière» de ce qu’elle a créé avec son entreprise et contente de «l’impact» qu’elle génère. Elle est reconnaissante «de se lever tous les matins, alignée» avec ce qu’elle fait et chérit le sentiment d’être bien à sa place. Elle se sent touchée par «les questionnements qu’elle éveille chez les gens». Ses invités, son alternante, ses auditeurs. Et, je dois l’avouer, chez moi aussi.
La trentaine, c’était le temps de prouver qu’elle pouvait et de cocher les cases qu’on avait listées pour elle. Ce qu’elle a fait, bien proprement. Et dont elle s’est ensuite délestée. Son confort, «son salaire à six chiffres» mais aussi un temps sur lequel elle n’avait pas le contrôle. Aujourd’hui, le temps, justement, a pris une dimension différente. Parce qu’elle est maman d’abord. «Ma fille a fêté ses dix ans». Et parce qu’elle est indépendante. Et qu’elle a repris la main sur la façon de l’organiser. Du coup, mieux agencé, ce temps, réapproprié, a ouvert la «porte à beaucoup de questionnements profonds». Et surtout à la possibilité de construire «un chemin qui est le sien». Et dont la quarantaine sera la continuité.
L’excellent podcast Joyeux Bazar est à écouter ici.