#17 - Aurélie L., un moulin à la croisée des chemins
La presque quarantaine d'Aurélie, c'est reprendre un moulin pour créer du lien et sensibiliser les entreprises à vouloir faire différemment tout en relevant le défi complexe de la maternité.
«Je suis de fin d’année alors ça me paraît encore loin». Aurélie décide de participer au projet parce qu’il est «l’occasion d’une introspection» sur le temps qui a passé jusqu’à ce jour où elle prend notre appel du Moulin à eau qu’elle habite maintenant. La sérénité de l’endroit transparaît jusque dans la visite virtuelle et saccadée que j’en fais via la caméra de son téléphone portable.
Mais le lieu est bien plus qu’une résidence pour ces anciens parisiens et leur petit garçon de bientôt quatre ans. «On habite la petite maison là-bas au bord de l’eau». Ce moulin, c’est le projet sur lequel Aurélie travaille depuis deux ans. Depuis qu’elle a quitté, au retour de son congé maternité, l’agence de design et d’innovation dans laquelle elle travaillait avant de devenir maman. «L’idée a émergé pendant le COVID lors de groupes de travail organisés dans l’entreprise de mon conjoint». Apparaît le besoin d’«un lieu alternatif» à leurs bureaux parisiens. La plupart des employés considèrent alors les sujets environnementaux et climatiques comme «des contraintes» dans le développement de l’entreprise. Lui est convaincu que c’est «un enjeu clé pour l’avenir» et cherche un moyen de «changer l’état d’esprit» de ses collaborateurs vis-à-vis du climat. Et de «recréer du lien» après les bouleversements liés aux confinements. Alors, comme Aurélie ne travaille plus à ce moment-là, ils décident d’en faire un projet commun et elle y prend un rôle moteur.
Ensemble, ils cherchent un «moulin à eau» facilement accessible depuis Paris. Ils ont finalement un coup de cœur pour celui-ci qui se trouve - hasard ou pas - à vingt kilomètres du village dans lequel Aurélie a grandi. Le couple se lance dans la rénovation «aussi responsable que possible». Ils utilisent un maximum de «matériaux naturels» et «préservent ce qui peut l’être». Quant aux meubles, ils les «chinent». Le moulin devient leur lieu de résidence et un centre de séminaire pour les entreprises. Aurélie a l'ambition d’y créer un «jardin en permaculture» et à long terme que le moulin devienne «un tiers-lieu». Qu’il «rende service» au territoire.
Aujourd’hui, les entreprises qui décident de tenir leur séminaire au Moulin cherchent souvent un lieu moins standardisé que ceux dans lesquels ils ont l’habitude de se rassembler. Il y a aussi des associations qui se retrouvent dans les valeurs de l’endroit. «On ne prend pas les mêmes décisions quand on est ici que dans un bureau à la Défense». De son côté, Aurélie met tout en œuvre pour que les «entreprises aient une expérience transformatrice». Elle propose en option des ateliers de sensibilisation au réchauffement climatique comme la «Fresque du climat» et «2 tonnes» qu’elle est formée à animer. Il s’agit d’activités à faire collectivement pour sensibiliser et pousser les groupes à prendre des actions concrètes. C’est d’autant plus adapté aux entreprises que c’est à elles que revient le pouvoir de changer durablement leur manière de fonctionner.
Aurélie est donc née près de là. Dans un village voisin de l’Oise. «Une arrivée au monde assez dramatique» puisqu’à sa naissance sa mère «est diagnostiquée bipolaire», ce qu’elle apprendra bien plus tard, à l’adolescence. Un tabou sur la santé mentale qu’elle refuse de faire perdurer. Et la crainte «qu’un événement déclenche la maladie chez elle ou une de ses sœurs planera longtemps».
Elle a eu une enfance heureuse mais «assez plan-plan». Son père est le «médecin du village». Sa mère, stabilisée, s’occupe de ses trois filles. Elle fait de la danse - classique et modern jazz - voudrait être maîtresse d’école. Quand elle a onze ans, ses parents divorcent. Elle le vit plus comme une péripétie que comme un drame. «Enfin, il se passait quelque chose.» Elle part vivre à Amiens avec sa mère et ses deux sœurs, et passe un week-end sur deux avec son père, sa belle-mère et son demi-frère. Son adolescence se passe calmement. Il y a une piscine dans l’établissement, elle pratique la natation synchronisée et monte un programme avec ses amies pour participer aux championnats de France scolaires. Au lycée, elle sort avec son meilleur ami qui deviendra son premier amour. Leur relation durera dix ans et sont toujours amis aujourd’hui.
Après le bac, alors qu’elle avait fait S parce qu’elle était «bonne élève», elle part à Lille faire une classe prépa littéraire BL avec des cours de maths et d’éco. «J’ai toujours eu peur de m’enfermer dans une voie». Elle vend à ses parents qu’elle veut devenir journaliste. C’est l’une des rares voies dont l’évocation les rassure. L’idée de «passer par la case Science-Po» leur plaît bien. Finalement, alors qu’elle n’est «vraiment pas dans les bons éléments de sa classe d’hypokhâgne», elle a un «énorme coup de bol» et réussit le concours de justesse. La voilà partie pour Paris où elle se rend vite compte qu’il y a «un décalage» avec les autres étudiants. «Je n’avais aucune culture politique et économique». Finalement, elle comprend «ce qu’on attend d’elle», s’y fait de très bons amis et les études passent sans qu’elle en garde un «souvenir particulièrement bon». Il y aura quand même une année à Toronto au «service culturel du consulat de France» qui lui permet d’apprendre l’anglais, «de beaucoup sortir» et de gagner en autonomie. La première semaine, on lui demande d’aller représenter le Consul lors d’un évènement culturel. Elle n’a pas vingt ans, parle à peine anglais, ne sent «pas du tout crédible». D’ailleurs ses interlocuteurs sont déconcertés de la voir débarquer… Alors, elle apprend à «paraître à l’aise».
Quand elle termine ses études, elle a abandonné l’idée du journalisme. Elle se lance dans le conseil en se disant que ce sera «pour deux ans, comme un master» pour apprendre à connaître le monde de l’entreprise et ses «méthodologies». Elle travaille pour une entreprise française, «à taille humaine» et s’y plaît. Elle y restera six ans et y rencontre celui qui partage aujourd’hui sa vie. En parallèle, elle crée un blog «Do it yourself» et devient aussi «community manager pour une mercerie» en auto-entrepreneur. A cette époque, c’est le début de Pinterest, Instagram n’existe pas encore, son travail consiste à créer et animer leur blog et leur page Facebook.
Finalement, elle décide de quitter le cabinet parce qu’elle ne se «sent pas d’incarner le métier auprès des plus jeunes.» Elle passe un an et demi chez Disney où elle travaille sur des problématiques organisationnelles sur le parc. C’est beaucoup plus pragmatique que le conseil. Les profils sont plus variés et «ça lui fait du bien» mais il n’y a pas de fit avec son management.
Elle a l’opportunité de s’essayer à l’entreprenariat avec une ancienne collègue. Ensemble, elles essaient de développer un projet qui combine mode et consommation collaborative, un genre de «Airbnb de la mode», une alternative à la fast fashion. Rapidement, elles se rendent compte que l’idée ne fonctionne pas. Et leur duo non plus. Mais, c’est l’occasion pour Aurélie de commencer à s’engager pour faire bouger les choses et de modifier son approche professionnelle.
D’une «posture de salariée assez passive où l’entreprise l’a nourrie», elle devient actrice de sa formation et gobe toutes les ressources accessibles. Elle découvre le design et plus précisément la méthode du design thinking qui consiste à tester qu’il y a bien un usage pour le produit très tôt dans le cycle de conception. A l’inverse du conseil où l’on élabore des processus complexes en chambre avant de les tester sur le terrain. Elle décide de se former un an en école de design. A l’issue de ses études, elle rencontre les deux fondateurs du studio de design dans lequel elle continuera sa carrière. Elle «s’incruste» dans le cours de danse hebdomadaire proposé aux employés, puis passe les entretiens d’embauche. Le contact passe immédiatement.
Trois ans plus tard, en 2019, son fils voit le jour au CALM, la «maison de naissance dans la maternité des Bluets». C’est un lieu non médicalisé où l’on accouche «dans un lit double» avec une sage femme et sans péridurale. Pour «avoir la chance» d’y accoucher, il faut que «tous les indicateurs de la grossesse soient au vert». Aurélie parle d’une expérience «très puissante», alors qu’elle avait «peur d’être dépossédée de l’expérience de la naissance». C’est l’après qui est «plus difficile». D’abord, il y aura la contrariété de ne pas réussir à allaiter aussi longtemps qu’elle l’avait imaginé. Ensuite, quand elle reprend le travail, quelques semaines avant le COVID, elle a le sentiment qu’elle «n’y arrive pas». Elle n’est «ni assez avec son fils, ni assez au travail». Elle fait un «petit burn-out», assez important pour comprendre qu’elle doit prendre du recul et retrouver du sens. Elle quitte son travail. Cette décision lui donnera l’opportunité de s’investir sur le projet de rénovation du moulin et d’y construire un «job sur mesure».
Dans la vie d’aujourd’hui, la parentalité reste «le plus gros défi». Son fils aura bientôt quatre ans et même si c’est plus facile qu’au début, son aspiration reste «l’atteinte d’un équilibre», à réinventer continuellement, qui consiste à «être suffisamment présente pour lui» mais pas «exclusivement». Quitter Paris a été une décision assez évidente pour ces parisiens d’adoption longue. D’autant plus beaucoup de leurs amis ont opéré le même mouvement loin de la congestion de la capitale. Et quand l’énergie de la ville leur manque trop, ils s’y rendent en - 45 minutes de - train. Et puis, être revenue ici, c’est un moyen de retrouver de vieux repères, d’anciens souvenirs, et de garder le contact avec les amis d’enfance, dont la famille vit toujours à proximité. Ce n’est peut-être pas un hasard total, si, à la veille de ses 40 ans, c’est sur ce moulin-là que l’affection d’Aurélie s’est portée. Et si c’en est un hasard, on dirait qu’il fait bien les choses.
Aurélie est un très bel exemple de cet âge charnière où tout est permis et où l’expérience apporte sérénité et confiance vis-à-vis de l’avenir… merci Ornella de nous avoir, une nouvelle fois et avec toujours autant de talent, ouvert la porte d’une vie ❣️